La Lettre de Jacques (un titre dorénavant abrégé par Jacques) est un écrit de sagesse qui enfile les aphorismes comme les perles sur un collier. Chaque paragraphe (comme celui placé en exergue), ciselé comme un bijou, entend faire réfléchir. Pas de grande doctrine, mais des conseils et des exhortations sur la manière de bien vivre. Dans quels comportements les valeurs de l’évangile peuvent-elles s’incarner ? Le style est imagé, certaines métaphores sont frappantes. Cela ressemble à un commentaire de l’enseignement de Jésus, en particulier les maximes et l’esprit du Sermon sur la montagne (Mt 5,1ss) ou du Sermon dans la plaine (Lc 6,20ss) : Heureux les pauvres.
Au premier siècle, au moment de la naissance des premières communautés chrétiennes, il n’y a pas vraiment de classe moyenne. Il y a les riches, les puissants, les nantis qui gouvernent ; puis il y a ceux qui survivent et travaillent pour les puissants. La proportion entre les deux groupes est d’environ 10%/90% de la population. Il y a très peu de mobilité sociale. La hiérarchie est rigide. Chacun doit tenir sa place. Il en va de l’ordre « naturel » des choses, pense-t-on.
Un système de clientélisme s’installe entre le riche qui devient le « patron » d’un réseau de « clients » pauvres qui dépendent de lui. Relation inégale où chacun trouve pourtant son compte : le riche s’attire respect, honneur, dévouement et appui populaire ; le pauvre gagne un emploi, un protecteur, un soutien financier minimal (peut-être l’ancêtre de notre bien-être social, si je puis me permettre cet anachronisme). Le riche a droit aux égards et personne ne pense à contester cette vision du monde.
Or, Jacques refuse catégoriquement ce système. Dans la communauté de Jésus Christ, il faut traiter également – sur un pied d’égalité ! – riche et pauvre. Comme on dit, il ne faut pas « faire acception des personnes ». D’où la célèbre mise en scène :
Mes frères, n’alliez pas la partialité à la foi en notre Seigneur de gloire, Jésus Christ. Supposons, en effet, qu’entre dans votre assemblée un homme avec un anneau d’or et un habit splendide, et qu’entre aussi un pauvre avec un habit sale. Si vous regardez celui qui porte l'habit splendide et [lui] dites : « Toi, assieds-toi ici en bonne place », et que vous disiez au pauvre : « Toi, tiens-toi là debout », ou : « Assieds-toi au bas de mon marchepied », n’est-ce pas faire des distinctions en vous-mêmes et vous comporter en juges aux mauvaises raisons ? Écoutez, mes frères bien-aimés : Dieu n’a-t-il pas choisi ceux qui sont pauvres aux yeux du monde pour en faire des riches par la foi et des héritiers du Royaume qu’il a promis à ceux qui l’aiment ? Mais vous, vous outragez le pauvre ! N’est-ce pas les riches qui vous tyrannisent ? Eux, qui vous traînent devant les tribunaux ? N’est-ce pas eux qui blasphèment le beau nom dont vous êtes appelés ? Si, pourtant, vous accomplissez la loi royale, conformément à l’Écriture : Tu aimeras ton prochain comme toi-même, vous faites bien ; mais si vous êtes partiaux, vous commettez un péché, et la Loi vous reprend comme transgresseurs. (Jc 2,1-9)
Le texte dessine deux portraits contrastés. D’une part, le pauvre est choisi par Dieu, riche par sa foi et héritier du Royaume. D’autre part, le riche est méchant : il tyrannise, blasphème, engage des procès. Tout un réquisitoire ! Or, si les chrétiens cèdent à la vision du monde décrite plus haut, selon laquelle le riche l’emporte sur le pauvre, ils sont eux-mêmes coupables. En se mettant du côté des puissants, ils outragent le pauvre, l’élu de Dieu ! Ils commettent un grave péché et deviennent des transgresseurs ! Préférer le riche au pauvre, c’est aller contre la logique de Dieu et contre la loi d’amour – comme si je devais me faire plus proche du pauvre que du riche…
Un peu plus loin dans la lettre, les riches sont interpellés avec des accents qui rappellent les cris du prophète Amos pour la justice sociale :
À vous maintenant, les riches ! Pleurez et hurlez à cause des malheurs qui viennent sur vous. Votre richesse est pourrie et vos vêtements se trouvent mangés des vers. Votre or et votre argent sont rouillés, et leur rouille servira de témoignage contre vous et dévorera vos chairs comme un feu. Vous avez amassé dans les derniers jours ! Le salaire dont vous avez frustré les ouvriers qui ont fauché vos champs, le voici qui crie, et les clameurs de ceux qui ont moissonné sont parvenues aux oreilles du Seigneur des armées. Vous avez mené sur terre une vie de délices et de plaisirs ; vous vous êtes repus au jour de la boucherie ! 6 Vous avez condamné, tué le juste, sans qu’il vous résiste ! (Jc 5,1-6)
Cette dénonciation véhémente est-elle chose du passé ? La situation de l’Antiquité est-elle si différente de la nôtre ? Ne vivons-nous pas nous aussi dans un monde de paraître et d’avoir, où l’être est relégué au second plan, pour ne pas dire, évacué ? Qu’on me permette quelques exemples tirés de l’actualité mondiale au moment où j’écris ces lignes. Au nom de l’austérité et du respect de l’argent prêté, les « banquiers » n’exigent-ils pas l’impossible d’un peuple grec qui souffre et ne voit pas poindre la reprise économique ? Les salaires des dirigeants de multinationales n’atteignent-ils pas des sommets astronomiques par rapport au salaire moyen de leurs employés ? (Au Canada, les PDG, en moyenne, gagnent 171 fois ce salaire moyen.) Ne reçoit-on pas des ouvriers agricoles qui travaillent dans des conditions difficiles pour ramasser nos légumes ? Certains dirigeants de fonds spéculatifs encaissent une commission annuelle de… un milliard de dollars ! (Oui, vous avez bien lu.) Le capitalisme tel qu’on le pratique à l’extrême est bien malade.
Pourquoi nous lessive-t-on le cerveau avec la nécessité de « créer de la richesse » (au risque de détruire la biosphère) et omet-on de rappeler qu’en toute solidarité, il faut d’abord « redistribuer la richesse » ? Les riches accaparent la richesse, cet « or et cet argent qui rouillent », selon la métaphore paradoxale de Jacques. Par contraste, Jacques caractérise Dieu tout autrement. Contrairement aux riches, Dieu n’est pas avare et donne sans compter et sans attendre en retour.
Qu’on en juge :
Dieu n’est pas un « patron », il est un « bienfaiteur ». Dieu ne fait pas de nous ses « clients ». Quand écouterons-nous Jacques et comprendrons-nous que, en tant que chrétiens, le statu quo économique est contraire à l’évangile ?
Source : Parabole 31/2 (2015) 12-14.