Élie à bout de souffle

Élie au désert

Le prophéte Élie au désert. Daniele da Volterra, circa 1550-1560. Huile sur toile. Collection de la villa Pannocchieschi d’Elci à Sienne (Wikimedia).
 

Contrairement à l’idée reçue, le récit d’Élie au mont Horeb n’est pas un texte qui parle explicitement de l’Esprit et démontre encore une fois que l’Esprit se trouve rarement là où on s’attend à le trouver. On peut être portés à croire que Dieu se manifeste dans les grands événements et les grands déploiements de puissance, mais dans ce récit, c’est pourtant dans un silence qu’il vient à deux reprises à la rencontre d’Élie. C’est là qu’il accueille Élie dans son moment de faiblesse et qu’il l’affermit dans sa mission. C’est aussi là qu’Élie et Dieu se reconnaissent et s’écoutent l’un l’autre.

Bien que son action se limite à six chapitres des livres des Rois (1 R 17-19.21; 2 R 1-2), le prophète Élie est un des personnages les plus marquants de l’Ancien Testament. La Bible situe son ministère au 9e siècle av. J.-C., durant le règne du plus impie des souverains d’Israël, l’infâme roi Achab, qui est appuyé par son ignoble femme, la reine Jézabel. Il ressuscite le fils d’une veuve, met fin à une sécheresse de 42 mois, fait tomber le feu du ciel, égorge 450 prophètes de Baal et est emporté au ciel par un char et des chevaux de feu. Le Nouveau Testament souligne que son retour fort attendu devait marquer le début de l’ère messianique (Mt 17,10-12 ; Mc 9,11-13 ; Lc 1,17). Il est parfois assimilé à Jean-Baptiste (Mt 11,14 ; 17,13 ; Mc 6,15 ; quoique ce dernier réfute explicitement cette identification en Jn 1,21) ou à Jésus lui-même (Mt 16,14 ; Mc 8,28 ; Lc 9,8.19). On se moque de Jésus en affirmant qu’il l’invoquait sur la croix (Mt 27,47 ; Mc 15,35). Et dans la scène de la Transfiguration, il apparaît avec Moïse aux côtés de Jésus, incarnant l’ensemble des prophètes de l’Ancien Testament (Mt 17,3-13 ; Mc 9,2-10 ; Lc 9,28-36).

Pourtant, ce grand prophète si ardemment habité par l’Esprit de Dieu, vient à manquer de souffle. Menacé de mort par la reine Jézabel, il s’enfuit au désert et demande à Dieu de mourir. Il se rendra éventuellement au mont Horeb où il rencontrera Dieu « dans un souffle ténu », habituellement identifié à l’Esprit de Dieu. Mais voyons de plus près ce que ce texte nous révèle au sujet de l’Esprit, de la relation qui unit Dieu et son prophète et du rétablissement vécu par Élie.

La démission d’Élie (1 R 19,1-5a)

Effrayé par la menace de la reine Jézabel qui veut le faire passer par l’épée, Élie s’enfuit afin de sauver sa vie. Il laisse son serviteur en chemin à Bersabée, puis marche durant une journée au désert, s’arrête et s’assied sous un genêt. C’est alors qu’il déclare à Dieu qu’il en a assez et qu’il souhaite mourir. Pour paraphraser l’expression employée dans le texte hébreu, Élie considère qu’il « n’est pas mieux que mort ». Il se couche alors et s’endort.

Le geste d’Élie, qui se couche et s’endort, évoque la symbolique de la mort que l’on retrouve dans l’Ancien Testament. Job, à titre d’exemple, affirme : « Pourquoi ne suis-je pas mort au sortir du sein, n’ai-je pas péri aussitôt enfanté? Maintenant je serais couché en paix, je dormirais d’un sommeil reposant » (Jb 3,11.13, voir aussi 1 R 2,10 ; Jb 14,12 ; Sg 17,14). Élie s’est défait de son serviteur car il a bien l’intention de mourir seul et en paix. C’est la raison pour laquelle il demande à Dieu de prendre sa vie. Il ne désire pas une mort violente aux mains de Jézabel au vu et au su de tout Israël, mais une mort paisible et discrète à l’abri des regards. Le genêt est un arbuste d’assez petite taille, mais aux ramures amples. C’est un excellent endroit pour se camoufler et passer inaperçu.

Cette scène se termine par le silence de Dieu, qui ne répond pas à la requête du prophète, ni par l’affirmative, en prenant sa vie, ni par la négative en l’enjoignant à ne pas abandonner ainsi sa mission. Si Dieu agit comme cela, ce n’est pas parce qu’il est indifférent par rapport aux états d’âme d’Élie. Si Dieu ne parle pas, c’est parce qu’il est en train d’écouter. Il considère la détresse du prophète, accepte son découragement et respecte sa capitulation. Il ne se met pas à haranguer son serviteur, car il reconnaît que celui-ci est épuisé. Lorsqu’on lit rapidement ce récit, ce silence de Dieu peut nous échapper. Mais il est d’une grande importance, car il s’agit du moment où Dieu vient à la rencontre d’Élie, dans ce que le prophète est intimement et dans ce qu’il vit intensément à ce moment précis de sa vie.

La rémission d’Élie (1 R 19, 5b-8)

Évidemment, Dieu n’a pas l’intention d’abandonner son prophète à la mort comme cela. Après avoir respecté son état et lui avoir donné le temps de récupérer, il envoie un ange qui réveille Élie et l’invite à manger une nourriture qui a été préparée pour lui. C’est le seul endroit du texte où il n’est pas question de mort, de politique et du monde extérieur. Le texte se focalise ici sur Élie lui-même, couché sous son genêt, et sur ses besoins essentiels. Avant de retourner dans l’arène politique et de poursuivre son ministère, Élie a besoin de revenir à la base, de se retrouver et de refaire ses forces. C’est exactement ce que permettent le silence puis l’intervention de Dieu. Il serait erroné de croire que le courage et la confiance d’Élie ne refont surface que plus tard dans le récit alors qu’il rencontre Dieu au mont Horeb. En effet, le texte hébreu affirme que, déjà, Élie marcha « fortifié par la nourriture » (1 R 19,8). Il a déjà retrouvé ses moyens et se sent dès maintenant prêt à poursuivre sa mission. La crainte de la vengeance de Jézabel avait poussé Élie à marcher une journée entière au désert, mais l’écoute respectueuse et le soutien tangible de Dieu lui permettent d’en réaliser quarante. L’épisode qui suit au mont Horeb ne se présente donc pas comme le moment où Élie est raffermi dans sa volonté, mais comme l’étape où Dieu tient à s’assurer qu’Élie est bien rétabli et solidement déterminé à poursuivre sa mission. Dieu a protégé et aidé son prophète dans son moment de faiblesse et de découragement. Mais il n’hésite pas à le tester, maintenant qu’il a retrouvé sa force.

Le son du silence (1 R 19, 9-15a)

Ces quelques versets font partie des plus beaux passages de tout l’Ancien Testament. Arrivé à l’Horeb, Élie entre dans une grotte afin d’y passer la nuit. Dieu l’interroge sur les raisons de sa présence en ce lieu, puis lui ordonne de sortir de sa grotte. Dieu passe alors à l’extérieur de la grotte dans une grande démonstration de puissance. Mais Élie ne réagit pas, ni à l’ouragan, ni au tremblement de terre, ni au feu, mais uniquement au son du « souffle léger ».

Cette manifestation de Dieu (1 R 19,11b-12) est située au centre d’une structure parallèle. De chaque côté de cette théophanie se trouve en effet la même séquence d’événement : 1. Élie entre puis sort dans la grotte (1 R 19,9a.13a) ; 2. Dieu lui pose la question « Que fais-tu ici Élie? » (1 R 19,9b.13b) ; 3. Élie répond exactement la même chose, à savoir qu’il brûle d’un zèle jaloux pour Dieu, lequel zèle met sa vie en danger (1 R 19,10.14) et 4. Dieu donne un ordre à Élie (1 R 19,11a.15a). La manifestation de Dieu est l’élément central du récit enchâssé entre les deux séquences d’événement parallèles et elle se termine par le « souffle léger » qui fait finalement réagir Élie et que l’on identifie souvent à l’Esprit [1]. C’est le sommet du texte, l’élément sur lequel l’auteur souhaite focaliser l’attention du lecteur. L’expression employée dans le texte hébreu ne parle cependant pas de souffle. En effet, qol demamah daqqah, signifie littéralement « un bruit de fin silence » (1 R 19,12). Un bruit de silence? Il y a clairement un paradoxe dans cette manifestation de Dieu, qui n’est pas sans rappeler celui du buisson qui brûle mais ne se consume pas (Ex 3,2). Ces paradoxes sont la meilleure façon de décrire le Dieu d’Israël qui est justement impossible à décrire! Or, ce silence nous ramène à celui que nous avions remarqué dans la scène du genêt. C’est dans ce fin silence qu’Élie reconnaît la véritable présence de Dieu et c’est dans le silence que Dieu avait pris connaissance de l’identité profonde et des besoins fondamentaux d’Élie. C’est dans le silence qu’Élie sort à la rencontre de Dieu, comme c’est dans le silence que Dieu était venu à la rencontre de son prophète. Il y a dans ce silence un contraste frappant par rapport non seulement à la manifestation spectaculaire de Dieu qui précède, mais aussi par rapport à l’intervention flamboyante de Dieu au mont Carmel (1 R 18). Élie est le prophète des grandes théophanies, mais c’est dans l’intimité du silence qu’il rencontre Dieu.

Dans son silence, Dieu avait écouté Élie et c’est maintenant au tour d’Élie d’écouter Dieu. Il est judicieux de remarquer à quel point Élie peut être entêté dans ce récit. Sous le genêt, l’ange lui avait ordonné de se lever et de manger (1 R 19,5b), mais Élie ne s’était pas levé; il n’avait fait que manger, puis s’était recouché (1 R 19,6b). Ce n’est qu’à la deuxième intervention de l’ange qu’Élie s’était enfin levé (1 R 19,8). Aussi, à l’Horeb, Dieu lui avait commandé de sortir et de se tenir devant lui (1 R 19,11a), mais Élie n’avait agi que lorsqu’il avait entendu le silence (1 R 19,13a). Ce n’est donc pas par hasard que Dieu le questionne deux fois afin de savoir ce qu’il fait au mont Horeb (1 R 19,9b.13b). Il veut s’assurer que ce prophète à la nuque raide soit pleinement déterminé à le servir à nouveau. Après avoir entendu le fin silence, Élie écoute immédiatement Yahvé et retourne tout de suite poursuivre sa mission.

Élie est maintenant pleinement rétabli, dans sa détermination personnelle et dans le cautionnement qu’il reçoit de Dieu. Il est intéressant de noter les verbes de posture qui sont employés dans ce texte afin d’illustrer cette restauration d’Élie et le chemin qu’il a parcouru. Au début, Élie se couche (1 R 19,5), puis il se lève (1 R 19,8) et, finalement, il se tient debout (1 R 19, 13). Il est maintenant fin prêt à affronter les défis qui se présentent à lui.

[1] Or, dans ce texte, le terme hébreu ruah « vent, esprit » est rattaché à l’ouragan (1 R 19,11) et non pas au « souffle » final.

Francis Daoust

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